Ma mère, Szajndla, est la plus jeune des soeurs Steinbaum. Elle est née à Kolo(1), le 10 août 1903. Malta est de dix ans son aînée. En 1925, Malta et son mari Simcha Meilech Erder tiennent un magasin à Berrenrath, ville oû sont nés leurs trois enfants : Léon en 1921, Chaim 1922, Santa 1918.
Szajndla et Szyja Furcajg arrivent à Paris en 1929. Le 17 janvier 1931, ils se marient à la Mairie du 20ème . Leur premier enfant est une fille née le 12 octobre 1930. l'extrait d'acte de naissance du bébé précise leur adresse : 8, Impasse des Couronnes (20ème ). Le roman de Léon Allard (1847-1927) donne une idée des lieux "en haut, formant portique , une large traverse de planches assemblées couvertes d'enseignes, . C'est l'entrée du Passage des Couronnes, rue Saint-Maur. Sur le sol défoncé , ce n'est plus que de la boue, c'est une fange sans nom....). L'auteur n'en dit pas plus sinon qu'un atelier de céramique à cette adresse fut le cadre d'une historiette pleine de charme. L'ouvrage a été réimprimé à la demande de Hachette Livre.
Plus tard, ils s'installent Passage des Fours-à-chaud. Dina Polar et son fils Maurice habitent le passage. Dina Polar est la soeur de Huda, épouse de Moszek Furcajg, frère de Szyja, Nous devons à Dina d'avoir échappé aux nazis le 12 juillet 1942.
La famille de Moszek Furcajg habitaient 14, rue Demarquay dans le 10ème arrondissement. Le couple a deux filles : Marie née le 15 mai 1928, Jeti épouse Gordon, mère de Michèle, né le 23 juin 1943. Leur parcourt vers la mort est décrit sur "Le Mur des Noms" (2). Moszek est arrêté en mai 1941, victime de "La rafle du billet vert". A cette date, les Autorités vichyçoises convoquent les Juifs étrangers sous prétexte de formalités. Szyja est pévenu par un policier alors qu'il buvait un café au comptoir près du Commissariat de Blanc-Mesnil. "Si vous montez la-haut, vous n'en sortirez plus " a dit le policier. Les camions transportant les déportés à Pithiviers passaient par la Route de Flandre. Mon père crut y apercevoir son frère; d'où cette idée que les hommes sont réquisitionnés pour le travail forcé alors que les femmes et les enfants ne feraient pas partie du Plan.
Le 12 juillet 1942, des dizaines de policiers arrivent par fourgons entiers à l'entrée du Passage des Fours à chaud. Rien qu'aux 5 et 7 du Passage , 88 personnes sont délogés brutalement des appartements -- liste de Serge Karsfeld (3). Les résidents sont conduits jusqu'aux autobus stationnés à l'entrée, en route pour le Vel'D'hiv. Maurice Polar, un enfant de 9 ans, voit de sa fenêtre les Kwiat, une famille amie, disparaître à jamais: la mère Sura 44ans, le père Mendel, 45 ans, Abram 20 ans, Etla 18 ans. Renée, une enfant de 3 ans, handicapée mental. Séparée de ses parents, Renée Kwiat meurt à Drancy le 5 septembre. Son corps est déposé à la morgue de l'institut médoco-légal, puis supposé être inhumé au carré gratuit du cimetière de Thiais (4) Eric Conan raconte le sort de ces enfants dans un livre : "'Sans oublier les enfants-les camps de Pitiviers et de Beaume La Rolande 19 juillet -16 septembre 1942. Pierre Laval, personnalité la plus zélée du régime de Vichy, est le Maitre d'Oeuvre du sort réservé à ces enfants, au-delà de ce que les forces occupantes avaient elles-même prévues.. Il est fusillé pour trahison le 10 octobre 1945. Rien n'indique au cours de son procès qu'il est responsable des souffrances et de la mort de miliers d'enfants juifs, arrachés de leurs parents. (4)
Dina Polar arrive chez nous en milieu d'après-midi du 13 juillet 1942, alors que mes parents se querellent depuis le matin, mon père demandant à ma mère de faire sa valise et ma mère refusant d'obtempérer. Le désaccord a éclaté tôt le matin quant une cousine de mon père R. est passée avec des nouvelles alarmantes. Elle est repartie abandonnant cette famille à son sort. Dina Polar, témoin des arrestations dans le Passage décide mes parents à quitter les lieux. Dina et son fils nous suivront jusqu'à destination. Le lendemain, des policiers débarquent 37, rue des Champs, Blanc-Mesnil . D'après les voisins, ils avaient des ordres "cherchez bien, avec cinq enfants, ils ne peuvent être allés bien loin!".
En 1928, Simcha Erder et sa fille Santa font le voyage à Varsovie pour le mariage de Rochel, une des soeurs Steinbaum. Notre cousine Santa, éduquée bourgeoisement dans le style gerrmanique découvre les conditions misérables dans lesquelles vivent ses tantes. Simcha contribue à doter Rochel ce qui permet au mari, cordonnier de son état, de s'établir et de lancer son affaire. Pendant le séjour des Erder, le père Steinbaum,72 ans, meurt d'une attaque. Pendant des années, une des soeurs avait pris soin de son père. Eprouvée par une déception aoureuse, ne pouvant se marier faute d'une dot suffisante, elle reste vieille fille. Nous ne connaissons pas son prénom. Une vie disparue sans laisser de trace.(5)
Dans leur générosité, les Erder accueillent Szajndla à Berrenrath. Jeune fille indisciplinée, elle ne se plie pas aux codes germaniques de la bienséance et perturbe la bonne ordonnance du quotidien familial. Elle éconduit plusieurs prétendants. Cependant, une lettre arrive de Varsovie. Dans cette missive, Szyja Furcajg se manifeste comme un fiancé pour Szajndla. Il n'est pas un inconnu. C'est lui qu'ellle attend. Le couple ne s'attarde pas davantage à Berrenrath. En 1929, mes parents sont à Paris.
Un soir de juin 1933, une femme.se présente à la porte des Erder "S'il-vous-plait, dites à votre mari de partir immédiatement". Les Erder, seuls juifs à Berrenrath, ont de nombreux amis. Simcha ne croit pas être en danger et ne prend pas de dispositions. Quelques jours plus tard, la Police locale se saisit de lui. Après trois mois d'internement, il est libéré grâce aux relations dans le monde du vaudeville d'un de ses frères . On décide de liquider. Les départs sont échelonnés. Simcha et Léon partent en premier. Dans la train, un compagnon de voyage conseille Barracaldo comme point de chute. L'Espagne est Républicaine. En novembre 1933, trois mois plus tard, Malta et Haim les rejoignent.Il est convenu que Santa finisse ses études en Allemagne. Elle séjourne un an à Cologne chez un oncle, apprend le français et fait une formation de coiffeuse. Les dimanches, elle rejoint les jeunes du Betar et assiste aux réunions. Le Mouvement se réclame de Vladimir Jabotinsky, un sioniste de la première heure (6). C'était l'époque où les nazis voyaient dans l'émigration des juifs un moyen de s'en débarrasser .
En 1936, alors que la famille Erder est au complet, éclate la guerre civil. A Barracaldo la population fuit les bombardements, assiège les trains, guette les bateaux en partance. Un paquebot de marchandise accepte d'embarquer Malta, Santa et Chaim. Débarqués en Bretagne, ils sont transportés à Locminé. Ils sont bien traités et la population est accueillante. Santa, enthousiaste, écrit à sa tante Scheindla qu'ils sont en lieu sûr. Mon père n'oubliera pas cette lette écrite en 1937 quand il prend la direction de la Gare Montparnasse en partance pour la Bretagne. Les deux années suivantes lui donnera raison : logés à Cosquéric (7) par les Autorités locales, nous ne rentrerons à Paris qu'à la Libération.
Simcha Erder a connaissance de la lettre de Santa. Il se rend à Locminé et ramène sa famille à Aubervilliers, 4 rue des Cités où il a trouvé un logement. La vie s'organise tant bien que mal.
En 1940, Mon père achète un terrain à Blanc-Mesnil et y contruit une maison. La famille emménage alors qu'elle n'est pas vraiment achevée. Mon père s'engage dans la légion étrangère. En son absence, ma mère accouche de mon frère André le 12 mars 1940. Tout ce monde est mis à l'abri à l'Hôpital d'Eaubonne, le temps pour ma mère de se remettre sur pieds. Le quartier longe l'aéroport du Bourget et les bombardements sont fréquents. Une maison voisine vole en éclats. Nous ne tentons pas l'exode.
Chez les Erder, on parle d'émigrer hors d'Europe. Malta s'y oppose. Cependant, une piste pour Santa se fait jour. Par l'intermédiaire d'amis sûrs, Santa et sa mère sont mises en relation avec Jack Pelham établi en Rhodésie. Des courriers s'échangent d'un côté et de l'autre. La jeune fille plait au prétendant. Le 13 mai 1939, Santa s'embarque sur le "Landovery Castle" dans le port de Marseille.
En 1941, Simcha et Malta trouvent refuge à la campagne, tandis que Haim a d'autres projets. Un retour de Malta sur Aubervilliers pour raison de santé. leur est fatal. On peut supposer une dénonciation, car à peine arrivés à leur appartement, la Gestapo les arrête.
De son côté, Chaim,
en compagnie d'un ami de son âge, décide de retourner à Barracaldo, où les Erder ont gardé leur maison. Il sont arrêtés à Vichy par la police française qui les remet à la Gestapo. Chaim meurt à Auschitz le 11 février 1943- archives Yad Vachem (8). Simcha meurt dans le train lors de son transfer à Auschwiz. Le 28 juillet 1944, la Croix Rouge britannique informe Santa que Mata Erder a été internée dans un lieu inconnu. Le 11 novembre 1944. Une carte de La Krieggefangenpost écrite et signée de la main de Léon arrive à Salisbury. Prisonnier de guerre, il est sur le point d'être libéré.
Revenus sur Paris à la Libération, nous sommes hébergés jusqu'en été 1945 à l'Ecole Rotschild. Dans les salles de classe, les armoires ont été retournées contre les murs et transformées en dortoirs, équipées de lits superposés. Léon retourne à l'appartement 45 rue des Cités, Aubervilliers, ignorant tout des évènements. L'appartement est occupé par des inconnus. La concierge est au courant : elle confirme : les Erder ont été arrêtés par la Gestapo.
Nous avons eu la visite à Blanc-Mesil de Léon et sa compagne Loschke, survivante d'un camp de travail. Ils se sont rencontrés à l'Hôtel Lutetia où aboutissaient en janvier 1945 les survivants des camps. Mon père n'a pas pu les recevoir décemment. Nous venions d'entrer dans nos murs. Il ne restait rien d'utilisable. Les armoires avaient été vidées, le charbon volé et surtout pas de literie. Léon et Loschke ont émigré en Australie. Nous avons eu l'occasion de revoir Léon, lors de son voyage en Europe et aux U.S.A. une trentaine d'années plus tard. Dans les années 70, Loschke m'a envoyé deux robes. Je n'ai jamais rencontré Santa.
Santa's Story, le livre de sa vie, raconte la réussite que fut son couple avec Jacques Pelham, comment ils ont surmonté les évènements en Afrique du Sud, accédé à une vie luxueuse au sein de la meilleure société et élevé trois filles talentueuses et de grande beauté. Lors de sa visite dans notre maison 13 rue E. Vailland à Saint Ouen dans les années soixante, je peux imaginer son désarroi, sa consternation, devant l'indigence de notre foyer.
Mes parents n'ont pas su s'élever au-dessus de leur condition de juifs exilés, coupés de leur racine, orphelins d'une grande famille exterminée. Mon père n'a pas su voir ce que la Société française pouvait nous offrir. Nous, les enfants, et aussi maman, nous avons été privés de tout pendant de longues années après la guerre. Survivre fut le seul objectif de papa. Pour maman, avoir son mari et ses enfants autour d'elle fut sa raison de vivre. Ambitionner autre chose ne leur venait pas à l'esprit.
(1) Kolo - Pendant la Seconde Guerre mondiale, Environ 2 000 Juifs sont enfermés dans un ghetto à compter de 1940. En décembre 1941 et janvier 1942, les Juifs sont progressivement évacués du ghetto et transportés par camion à dix kilomètres au sud-est de la ville, dans le petit village de Chełmno où le premier centre d'extermination nazi vient tout juste « d’ouvrir ses portes ». À leur descente des camions, on les amène dans un sous-sol du château pour se doucher et, au bout d’un couloir où se trouve un escalier, on les contraint par groupe de trente à quarante à monter nus à l'intérieur de la caisse d’un « camion à gaz » dans lequel, après verrouillage des portes arrière, on les asphyxie au moyen de gaz d’échappement détournés vers la caisse. ville est libérée par l’Armée rouge le 20 janvier 1945.
(2) "Le mur des noms" - Publié sur le blog le 27 aioût 2010
(3) Serge Klarsfeld - Défenseur de la cause des déportés juifs en France, avec son épouse Beate, il a mené une action militante pour la reconnaissance de la Shoah, de la responsabilité des hommes et des États dans sa mise en œuvre, des droits des survivants et de leurs descendants.
(4) Sollicité de revenir sur sa décision d’inclure dans les convois les enfants de moins de 16 ans (initialement non demandée des Allemands), notamment par le pasteur Boegner, chef des protestants de France, Laval refuse : « pas un seul de ces enfants ne doit rester en France ». Laval est condamné à mort le 9 octobre 1945 pour haute trahison et complot contre la sûreté intérieure de l'État
(5) Le livre mémoire édité par Santa sous le titre de "Santa's Story" ne donne pas le nom de cette soeur Steinbaum.
(6) Mouvement lancé par Vladimir Zeev Jabotinsky et Joseph Trumpeldor . L'accent est mis sur la langue hébraïque, la culture juive et l'autodéfense. À l'origine, le but de ce mouvement était la création d'un État juif sur les deux rives du Jourdain
(7) Cosquéric est à 3kms de Faouët - École Sainte-Barbe. Le 20 juin 1944, les Allemands installèrent une cour martiale dans les locaux de l’école Sainte-Barbe du Faouët (Morbihan), où furent aménagés dans les caves une prison et un centre d’interrogatoire. De nombreux résistants, arrêtés dans le Nord-Ouest du Morbihan y ont été torturés.
(8) Le nom Yad Vashem provient du Livre d'Isaïe : « Je leur donnerai dans ma maison et dans mes murs un monument et un nom [yad vashem] meilleurs que des fils et des filles ; je leur donnerai un nom pour toujours, il ne sera jamais retranché. » (Isaïe 56:5).