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histoires d'hier et d'aujourd'hui
29 avril 2010

Un amour d'adolescente

Un amour d’adolescente

 

Le train de nuit roule à toute allure. Allongée sur ma couchette, je ne dors pas. L’affaire est trop importante pour me laisser du repos. Je repense aux manœuvres et démarches que j’ai faites pour vivre le moment tant attendu. Après avoir enquêté pour retrouver l’adresse de Gérard, nous nous sommes parlés au téléphone. Il m’a indiqué qu’il tenait une Auberge à Bourg-Barousse. Son appel téléphonique a été suivi par celui de sa femme. Elle a tout fait rater. Pas découragée, je m’y suis reprise autrement. J’ai manigancé un scénario qui avait toute les chances d’aboutir. Ma sœur Juliette, mariée Mrs. Howard, qui vit à Los Angeles a bien voulu coopérer. J’ai retenu une chambre en son nom. Une touriste américaine débarquant à l’Hôtel de la Vallée, cela ne devait pas éveiller les soupçons.

 

Maintenant j’étais sûr que j’allais le revoir, Gérard, mon amour d’adolescente. Notre histoire n’avait duré que deux mois et une année de correspondance. Elle ne s’est jamais vraiment achevée. Un roman d’amour mal vécu, qui n’a pas eu son point final, dont le dernier paragraphe n’a pas été écrit sur le grand livre de la vie. Je veux lui rajouter son épilogue, après un vide de trente années.

 

 

Les Jouénin ne savent pas que derrière Mrs. Howard,  il y a Ginette Scherrer (1),  petite élève de troisième avec qui , un soir de bal, Gérard a osé demander de sortir. Il ne se doutait pas du volcan de passion qu’il éveillait.

 

La petite Ginette Scherrer est maintenant une femme mûre, mais n’empêche, Gérard sera toujours le Gérard de la photo prise en 1953, avec au dos une tendre dédicace, le jeune homme si séduisant au sourire moqueur, dans son vêtement de l’Armée de l’Air.

 

 

Je ne savais rien de Gérard, car nous nous aimions en silence et ne parlions pas de nous. Bien des années après,  j’ai fait un rêve auquel je me suis conformée : il s’agissait de faire une enquête pour apprendre quelque chose de Gérard. Je me suis rendue dans la maison où il habitait, dans laquelle je n’étais jamais entrée. Une grande maison, au rond point de la Rue Edouard Vaillant. Les propriétaires m’ont reçue, des gens très âgés. Oui, ils se souvenaient des Juénin, leurs locataires, des gens peu recommandables, disaient-ils, la mère divorcée, vivant avec un militaire. J’ai reconstitué la famille en recherchant le père à Montpellier, un peintre,  malade. Enfin, j’ai pu obtenir que le Ministère de l’Armée de l’air lui transmettre un message, étant donné que son adresse devait rester secrète.

 

 

J’étais satisfaite d’ouvrir le chapitre des mes quinze ans car j’avais encore envie de vivre mes années d’adolescente. Aujourd’hui, Ma sœur et moi allions entrer par la grande porte : nous étions des clients. Je n’étais plus la gamine issue d’un milieu d’émigrés juifs-polonais, dont la maison avait une vilaine façade de parpaings, avec une cour encombrée de ferrailles. Nous serions accueillis sur le pas de la porte par Monsieur Gérard Juénin. Il s’empresserait auprès de nous pour nous débarrasser de nos bagages. Ses yeux se fixeraient sur moi avec une expression d’intense surprise, encore incrédule. Sa femme entrerait dans l’Office pour le service et ma sœur lui demanderait les clefs de la chambre. Elles s’éloigneraient toutes les deux me laissant seule en face de l’homme que je désirais revoir depuis tant d’années. Ni l’un ni l’autre n’oserait rompre le silence. Nos regards resteraient attachés l’un à l’autre, et le passé resurgirait, nous envahissant comme une vague, nous faisant perdre conscience du présent. Je m’enhardirais la première et commencerait à parler sur le ton de la conversation banale,  pour ne pas attirer l’attention.

 

-  La  dernière fois que je t’ai vu, c’était près de chez moi, au bout da la rue Aristide Briand, Tu étais sur ton vélo, tu attendais de moi un geste. Je ne l’ai pas fait. Je t’en voulais de m’avoir abandonnée. Et puis j’étais devenue une sacré flirteuse. De toutes façons, tu ne m’avais pas pris au sérieux.  Je ne savais pas que nous ne nous reverrions plus. Nous avions la vie devant nous. Je croyais que le hasard ferait bien les choses, que tu allais te retrouver sur ma route et que j’aurais d’autres occasions de t’aimer encore et de pouvoir te le dire.

 

 

 

Gérard se lancerait aussi. Il me regarderait avec tendresse. Il se rapprocherait de moi, ses paroles seraient des murmures et son souffle balayerait mon visage :

 

-  Ginette, nous étions jeunes. Lorsque la base m’a donné mes trois mois de vacances, après ma première années de service et que je suis rentré à Blanc-Mesnil, je n’ai plus pensé qu’à m’amuser avec les copains. La base, tu ne sais pas ce que c’est : la discipline, toujours confiné dans la caserne, les corvées, pas un coin à soi. Rappelle-toi, je t’avais aperçue à la piscine de Drancy. Je ne me suis même pas dérangé pour te dire bonjour. J’ai eu mes tords, moi aussi. Pourquoi, tout prendre sur toi.

 

 

-  Oui,  et ce jour où nous nous sommes rencontrés au marché de Blanc-Mesnil. Pour peu, tu passais sans me parler, comme si tu ne me connaissais pas et moi je jouais les indifférentes. Je ne sais pas ce qu’on avait dans la peau.

 

 

-  On ne voulait pas s’engager tu penses, toi quinze ans, moi seize, en plus, moi, faisant mon apprentissage dans l’armée de l’air à Nîmes. Toi, tu travaillais déjà.

 

 

-  Tu sais, Gérard, quel a été le plus beau jour de ma vie ?

 

-  Dis toujours

 

-  Une dimanche après-midi. La seule fois où nous avons été au cinéma ensemble, à La Courneuve. Je ne sais pas ce qu’il y avait comme film. Je marchais à ta rencontre dans l’avenue Aristide Briand, cette longue rue pavée qui longeait les jardins ouvriers. J’étais peut-être à cinquante mètres de toi et je te regardais t’avancer vers moi. Il y avait du vent et j’étais tout le temps en train de remettre mon écharpe autour de mon cou. Je portais une redingote pied-de-poule marron et des bottines en cuir marron. Cette scène m’est restée gravée dans la mémoire pour toujours. Je voudrais la rejouer sans cesse, tellement j’ai aimé ce moment là.

 

 

-  Qui tu étais marrante, et puis jolie comme tout,. Tu me plaisais bien, mais quel caractère ! le jour-là, on jouait « Duel au Soleil », je m’en souviens. Cela faisait des mois que je voulais sortir avec toi. Tiens à peu près depuis le jour où,  à la sortie de l’école, nous avons fait une bataille de boule de neige. Tu sais, je dois rentrer, ma femme est très jalouse. Il ne faut pas qu’elle nous trouve ensemble.

 

 

 

Tout en me berçant de divagations, je me suis endormie et réveillée à Toulouse. Le car pour Luchon via Lourg-Barousse attendait les voyageurs. Lourg-Barousse,  un village complètement  désert. L’Auberge a de l’allure, toute blanche, dans un décor de moyenne montagne, entourée d’un terrain agrémenté d’une rivière aux eaux vives.

 

Personne ne nous accueille. Passé le hall d’entrée, nous arrivons devant le bar. Une femme brune à l’air revêche prend l’identité de ma sœur, je fais silence sur la mienne. La salle à manger est déserte. Une dizaine de tables sont garnies de nappes blanches avec serviettes amidonnées savamment pliées dans des verres à pied. Ma sœur et moi sommes les seules convives. Les repas sont servis par un jeune homme, d’une vingtaine d’années : le fils de Gérard, il lui ressemble. Le lendemain, en revenant d’une promenade solitaire le long de la rivière,  j’aperçois ma sœur en grande conversation avec Gérard. Dans la chambre, Juliette me raconte qu’ils ont parlé des Etats-Unis comme si nous n’avions pas de passé commun.

 

 

Dans la soirée, la clef de la chambre se coince dans la serrure. Juliette fait appeler Gérard pour ouvrir la porte de la chambre. Nous sommes tous les trois sur le palier, lui s’escrimant sur la serrure, Juliette et moi le regardant. Je ne bouge pas, je ne dis rien, je reste figée en face de lui. Le lendemain, ma sœur et moi faisons nos bagages sans l’avoir revu.

 

L’année suivante, au retour d’un itinéraire dans les Pyrénées espagnoles avec mon ami et son frère, nous sommes repassés à l’Auberge de la Vallée. Tout était différent, bouleversé, déclassé : changement de propriétaire. Les Juénin ? On ne connaissait pas leur adresse. Ce fut un choc : encore une fois je perdais mon amour d’adolescente. 

(1) le nom a été changé

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