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histoires d'hier et d'aujourd'hui
18 mai 2010

Un objet de jalousie

 

L’histoire que je vous raconte m’a été confiée durant une nuit sans sommeil : vous savez lorsque les heures s’écoulent lentement et que vous êtes allongé dans l’obscurité, confondant la pensée avec le rêve dans une douce torpeur. Alors, tout devient possible, même l’apparition d’un vieux vélo surgissant soudain d’un très lointain passé et qui en a beaucoup à dire. Mais laissons le plutôt parler, sans interrompre le fil de son histoire.

 

« C’était une belle journée d’été. Après avoir traversé la ville et ses banlieues, la charrette à cheval s’est arrêtée devant un portail de bois. Quand les deux battants se sont ouverts tout grand et que la charrette s’est remise en marche dans le fracas de ses roues sur le mâchefer de l’allée pour entrer dans la cour, je me dis que je vivais là un grand moment. Perché au-dessus d’un bric-à-brac en équilibre instable entre une vieille commode et un poêle en fonte émaillée. Je brillais de tous mes chromes, dans le soleil. J’étais fier. J’étais heureux.

 

On m'a déposé à terre, avec précaution. Appuyé sur le mur de la maison, je me demandais quel serait mon sort. Les enfants m’entouraient, étonnés et admiratifs : ils ne s’attendaient  pas à mon arrivée, c’était une surprise. Il y avait là les deux sœurs : Mélanie, la grande et Julia, la petite, et les deux frères. Autour de moi, un peu plus loin devant l’allée, ce n’était que barres de fer, tas de cuivre, morceaux de plomb et toutes sortes de métaux de récupération…

 

Le chef de famille qui avait toute autorité avait décidé que ce sera Mélanie qui m'utilisera. Je vis dans les yeux de la petite que déjà  j'étais un objet de convoitise;  sa résignation me fit mal : non elle ne se battrait pas pour m’avoir.

 

On ne m’avait pas donné de nom : j’étais le vélo, le seul objet qui soit entré neuf dans cette famille. La maison étant assez  distante de l'école, Mélanie m’utilisait tous les jours. Elle consentait à prendre Julia sur le porte-bagage. Mais les deux cartables, ajoutés au poids des deux soeur pesaient lourd sur mes pneus. Mélanie partait à l’école à la dernière minute, pédalait furieusement, montait et descendait les trottoirs à toute vitesse : Julia se faisait lourde exprès derrière, sur le porte-bagage, faisant le pitre exprès pour agacer sa soeur : c’était sa seule vengeance. Mes pneus souffraient , le garde-boue venait frotter sur la roue, les vis et les boulons prenaient du jeu. Mélanie ne prenait pas la peine de vérifier la mécanique et personne dans cette famille pour resserrer un boulon !

 

Je me dégradais de semaine en semaine. Le bel émail rouge de mon cadre avait sauté par endroits et laissait le fer à nu qui rouillait. La boue accumulée sur les jantes des roues commençait à attaquer le chrome. On avait enlevé le carter parce qu’il était gondolé et gênait , la chaîne était exposée aux intempéries et à la poussière ; elle demandait une goutte d’huile, mais personne n’y pensait.

 

Je me mis à en vouloir à Mélanie, mais elle était insensible. D’ailleurs, elle ne m’avait pas attendu pour vivre sa liberté. Bien avant mon  arrivée dans sa vie, elle parcourait à pieds les routes de sa banlieue et les sentiers des champs, à la périphérie, à toute heure du jour et même la nuit tombée.

 

A la nouvelle rentrée des classes, Mélanie avait renoncé à m’utiliser. Elle préférait faire le chemin de l’école à pied. Elle trouvait cela plus élégant. Elle portait une redingote pied-de-poule dont la coupe faisait ressortir sa fine taille et une paire de brodequins à hauts talons. Elle prenait plaisir à se faire voir par les garçons de la troisième. J’avais espéré être récupéré par Julia, mais à partir du moment où je cessais d’intéresser Mélanie, je ne l'’intéressais plus … Les garçons ne jetaient même pas un regard sur moi : bien sûr, j’avais un cadre de fille !

 

Mélanie faisait partie d'un club de gymnastique. Deux fois par semaines, elle venait me cherche dans le hangar pour se rendre à l'entraînement. Les séances se terminaient à 22 heures, il faisait nuit à notre retour . Je n’ai jamais compris pourquoi elle empruntait la route déserte de la zone industrielle pour rentrer à la maison : c’était très imprudent. Un soir, nous roulions bon train dans le faisceau de la lumière de ma dynamo, lorsque je m’aperçus soudain qu’une bicyclette était à notre poursuite. Je redoublais d’ardeur aussi vite que mes pédales me le permettaient car je sentais le danger. Mais bientôt la bicyclette nous rejoignit et roula parallèle à moi. Ma Mélanie, dans un réflexe de survie, lança un coup latéral de son pied gauche déséquilibrant le bonhomme qui échoua sur le bitume. Ah ! j’étais si content d’avoir pu garder mon équilibre sans même avoir à ralentir ! je me félicitais de mon zèle.   Vous croyez que Mélanie m’en a été reconnaissante ? Pas le moins du monde ! Elle s’est attribuée tout le mérite et ne se lassa pas de raconter comment elle avait échappé à un méchant bonhomme grâce à son sang-froid !

 

A partir de ce jour, je compris que Mélanie ne se souciait pas de mon désir de faire équipe avec elle. Vers la fin de la 3ème, elle ne s’occupait que de ses rendez-vous avec un garçon qu’elle allait retrouver le samedi après-midi du côté des jardins ouvriers, le long de la rue pavée qui longeait la voie ferrée désaffectée. Le garçon avait un vélo jaune dont il ne se séparait jamais. J’aurais bien voulu faire sa connaissance mais Mélanie ne permettait pas que je l’accompagne à ses rendez-vous. Elle et moi, nous nous comprenions de moins en moins.

 

A cette époque, je passais donc le plus clair de mon temps dans la remise au fond de la cour, en compagnie de toutes sortes d’objets échoués là et qui murmuraient leur détresse : barres de lit, vieux robinets de cuivre, morceaux de conduits en plomb, poêles fêlés en fonte, tout juste bons à être vendus au poids. Le lieu était humide et sombre : même les enfants n’osaient s’y aventurer et je ne voyais presque plus personne. Rien, cependant, ne laissait prévoir ce qui allait se passer par la suite. Tout alla très vite. Un camion énorme entra un jour dans la cour et on enleva un par un mes compagnons de misère. Puis je vis entrer le père. Il jeta un regard circulaire et m’apercevant dans un coin, resta un moment immobile à me contempler de haut en bas, depuis mes pneus crevés, jusqu’au cuir déchiré de la selle. Soudain, il me saisit à bras le corps et me balança dans le camion où je tombai à la renverse sur les barres de fer dans un fracas épouvantable ».

 

J’ai  connu l’insouciante propriétaire de ce pauvre vélo et je vais vous raconter la suite de cette histoire. Jusqu’à l’heure où je vous parle, cinquante ans se sont écoulés, Mélanie et Julia vivent très éloignées l’une de l’autre. Une année Mélanie fit le voyage en Californie pour visiter sa sœur. Julia conduisait une Mercédes vers les plages de Los Angeles et sans que rien ne motive son exclamation, elle s’écria tout-à-coup avec violence et ressentiment : « Ah ! c’est bien à toi que papa avait donné le vélo ! ». En cette seconde, l’épais voile de l’oubli se déchira laissant surgir à la mémoire le trauma de l'enfance. Oui , Julia avait souffert du cadeau que le père avait fait à Mélanie et rien pour  elle, preuve, pensait-elle que son père ne l’aimait pas comme il aimait sa sœur.

 

 

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 Année 2017 : Après de longues périodes de chaleureuse intimité entre les deux soeurs, Julia révéla soudain un tout autre visage en accablant Mélanie de tous les motifs de jalousie qu'elle avait suscités au long de leur vie. La violence des attaques fut intolérable pour Mélanie, leur relation filiale ne s'en remet pas. 

 

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Commentaires
M
lecteur/lectrice 172.124.4.233 Vous êtes assidu sur le site et avez une préférence pour deux/trois, j'aimerais faire votre connaissance. Pouvez-vous faire un commentaire. Merci<br /> <br /> mfurcajg
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M
Le 8 novembre 2017 - Juliette avait lu cette histoire avec humour. Qu'est devenu son humour? Un contretemps intervenu lors de sa visite à Paris alors que j'étais au Havre a déclenché chez elle un torrent de rancoeurs donnant lieu à une série de propos ignobles dont elle ne s'est pas gênée de m'abreuver. Nous ne sommes plus amies.
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J
Recit humoristique des aventures d'un velo.<br /> Cela me rappelle une chanson de Marcel Amont:<br /> "C'est un petit velo qui tourne dans ma tete, c'est un petit velo qui tourne dans mon coeur..."
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