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histoires d'hier et d'aujourd'hui
23 septembre 2014

Sauvetage d'une famille

INTRODUCTION

Ilan Braun qui a créé l’Association « Mémoire Yzkor Morbihan » a travaillé pendant trois années pour réaliser un ouvrage d’environ 150 pages : « A la croisée des destins : les Juifs du Morbihan – Années 1939/1944 ». Ilan Braun précise lui-même que cette reconstitution n’est pas le fait d’un historien professionnel mais celui d’un amateur ayant quelques notions de journalisme1. Le travail de recherche d’Ilan Braun tente de reconstituer une partie de l’histoire, jusqu’à présent fort mal connue, des Juifs dans le Morbihan, durant les sombres années de l’Occupation nazie.
Monsieur BRAUN a eu la gentillesse de me communiquer le texte de son ouvrage avant sa parution en librairie. Voici un extrait que je destine aux jeunes générations de cette famille Furcajg, ma famille, qui raconte l’histoire remarquable et exceptionnelle vécue par mes parents, frères et sœurs, pendant les années 1942/1944. L’occasion m’est ainsi donnée d’exprimer ma profonde reconnaissance à mon père et à ma mère pour leur sang-froid et leur courage d’âme, grâce auxquels nous avons pu traverser ces terribles années sous le même toit, sans incidents fâcheux, jusqu’à la fin de la guerre. L’occasion m’est également donnée de porter un hommage aux villageois de Cosquéric qui nous ont adoptés sans réserve et avec qui nous avons partagé les travaux agricoles, le dénuement et les privations dans ce climat de gaieté, naturelle aux gens simples.


Marie FURCAJG
1er décembre 2002


 

 

 

 



Comme beaucoup d’autres Juifs polonais qui ont voulu fuir la misère et les discriminations raciales régnant dans leur pays, les Furcajg débarquent dans les années 1920 en France, ce pays de cocagne où fleurit la liberté. Szyja Furcajg, fils d’un rabbin de la ville de Czyste, et Szajnla Bojman, son épouse, s’installent à Aubervilliers, dans la région parisienne, puis plus tard dans un quartier de Blanc-Mesnil, où existait déjà une forte colonie polonaise. La plupart de ces derniers sont chrétiens et la cohabitation sera plutôt houleuse et les distances bien gardées, de part et d’autre.

Cinq enfants vont leur naître entre 1930 et 1940 : Hélène, Marcel, Marie, Juliette et André. Leur père est ouvrier dans un atelier de montage de vélos puis brocanteur. Grâce à la nouvelle loi Loucheur, qui permet aux bourses modestes d’acquérir un terrain à tempérament, celui-ci aménage une maison avec des matériaux de construction récupérés. Hélène, une des filles, retrouvée récemment, alors âgée de 9 ans, se rappelle de ses sorties avec son père, dans une carriole tirée par un cheval. Une vie bien modeste, mais libre, à l’abri de l’hostilité qu’ils avaient connue auparavant en Pologne, mais la déclaration de guerre en 1939 va bouleverser cette relative quiétude. M. Furcajg s’engage alors dans l’armée française (oublie-t-on qu’ils furent innombrables, ces étrangers si souvent méprisés des « vrais Français », à rejoindre les rangs de l’armée ?) laissant derrière lui son épouse avec ses quatre enfants. Période pénible, où l’incertitude et l’angoisse règneront.

Extrayons des passages du journal d’Hélène qui donnent des détails sur cet épisode « Il est parti et nous vivons dans cette maison sans cloisons, sans carreaux aux fenêtres. Les WC sont au fond du jardin. Nous allons chercher l’eau dans de grands bidons à lait que nous transportons dans un vieux landau.. Nous avons de ses nouvelles : il est à l’arrière, il s’occupe de chevaux, comme dans son enfance.. Donc il est bien. Lorsqu’il est venu 12 jours en permission à Noël 1939, il a mis quelques carreaux et quelques cartons aux fenêtres. Il a travaillé et gagné un peu d’argent et nous en a laissé en partant.. Un matin, je suis réveillée par le craquement des pas de ma mère sur la neige verglacée. C’est l’hiver 39-40 qui fait son apparition. Tous les matins, l’eau est gelée dans les bidons et le café dans la cafetière (..)
Jusque là, pour arrondir ses 21 francs par jour d’allocation militaire, ma mère revendait de temps en temps un peu de plomb, un peu de cuivre ou du zinc. Mais c’est fini, les stocks sont épuisés ! Les premières bombes allemandes tombent (nda : leur habitation se trouve à peu de distance de l’aérodrome du Bourget, ce qui en fait un site stratégique, attirant les bombardiers allemands) et laissent derrière elles beaucoup de maisons incendiées ; Nous étions rassurés à l’idée que la nôtre était en dur. Puis on nous a sommés de faire une tranchée. Dans le jardin, à trois mètres de la maison, nous avons creusé, Marcel et moi, une galerie qui ressemblait à celles que l’on voyait sur les photos de la guerre 14-18.. Mais nous n’y sommes jamais allés. Souvent les sifflements des bombes ou des éclats d’obus arrivaient en même temps que la sirène. Nous n’avions pas le temps de sortir de la maison.. Un jour, juste à midi alors que nous nous apprêtions à manger, la sirène a retentit. Saisissant l’immense marmite, nous nous sommes réfugiés sous la table, placée juste sous la fenêtre. Soudain, une énorme déflagration ouvre la fenêtre brutalement et nous sommes dessous avec notre marmite. Nous avons eu si peur que de ce jour, nous allions chez le voisin pour ne plus être seuls !
Un mercredi soir, vers 23 heures, une alerte retentit et les gens décident de s’éloigner vers l’arrière pour s’enfoncer dans la campagne en direction des fermes. Nous partons mais soudain je réalise que nous n’avons pas pris la petite sacoche contenant tous nos papiers. Pour un étranger, c’est son bien le plus précieux ! Je reviens sur mes pas, tremblante et affolée, éclairée par les bombes incendiaires et les fusées comme par des éclairs d’orage. En tâtonnant, je trouve ce que je cherchais et me hâte pour rejoindre ma mère et les enfants mais nous sommes seuls car les gens avaient continué leur chemin pour aller je ne sais où ? Et dans la solitude de la nuit, je n’avais plus la force d’aller plus loin. Nous nous sommes assis par terre, le regard tourné vers le Bourget. Tout doucement la fureur s’est calmée, tous les flash lumineux ont pâlis et se sont éteints.. Nous avons attendu encore un peu pour être sûrs que c’était bien fini. Puis en nous traînant lamentablement, les plus petits s’étant endormis, nous avons pris le chemin du retour, avec cette question à l’esprit : avions-nous encore une maison ? » Il y avait de quoi s’inquiéter puisqu’une maison proche de la leur fut détruite et son occupant tué.

La débâcle est proche et beaucoup d’habitants de la région partent se mettre à l’abri. Les enfants des écoles sont évacués tandis que la plupart des commerçants baissent leurs rideaux. Madame Furcajg refuse de suivre ce mouvement de panique, pensant que « là-bas » ça ne pouvait être que pire. Elle n’avait pas tout à fait tort puisque nombre de réfugiés se feront mitraillés sur les routes par les avions allemands. C’est ainsi qu’en pleine guerre, le mercredi 16 mars 1940, elle mettra au monde, sans assistance médicale, un garçon, André.

La vie devient bien difficile et la famille ne reçoit toujours pas de nouvelles du père, parti, Dieu sait où ? Enfin le 6 août 1940, ce dernier réapparaît, fraîchement démobilisé. Hélène nous apprend qu’au moment de la débâcle, le régiment de son père (le 12° Régiment d’Infanterie) était cantonné à Bourgoin, (Isère ?) et que ce dernier avait vu de loin les mouvements de l’armée française, talonnée de près par les Allemands. Un de ses camarades lui avait alors dit qu’il fallait absolument trouver des vêtements civils pour ne pas être faits prisonniers. Surpris en train de jeter leurs uniformes aux orties, les nouveaux civils se virent offrir par un certain personnage un travail dans un domaine tout proche. Et de se retrouver tous deux, à fendre du bois ou à s’occuper de chevaux. Emploi qui leur permit d’attendre tranquillement la démobilisation.

L’illusion de croire que la vie va reprendre normalement son cours sera de courte durée. Les mesures anti-juives s’intensifient. Le recensement des Juifs est imposé et un jour M. Furcajg est convoqué à la Mairie de Versailles. Il en reviendra avec des papiers, bien en règle, et sans tampon juif. Dans la famille, personne n’a jamais su comment un tel miracle avait pu se produire ! Mais cela n’empêche pas les rafles qui deviennent de plus en plus fréquentes. Des rumeurs inquiétantes circulent dans la communauté juive : des évènements atroces se dérouleraient journellement à Paris et ailleurs mais peut-on y croire vraiment ? En France, ce pays de liberté, impossible ! Et pourtant..

Extraits du journal d’Hélène : « Printemps 1942. On nous remet trois étoiles jaunes à coudre sur nos vêtements, de manière à ce que soit visible. Je l’ai portée trois mois. Marcel ne pouvait pas ! Il a essayé d’aller au catéchisme. Le prêtre disait aux enfants que c’étaient les Juifs qui avaient tué Jésus. Alors.. »

Le 17 juillet 1942, tôt le matin, la police française bloque le Passage Four-à-Chaux à Paris, dans le 19° arrondissement, où résident plusieurs familles juives et commencent à procéder à leur arrestation. Dans la bousculade qui s’ensuit, la gardienne de l’immeuble où résident Madame Dina Polar et son fils Maurice, vient les avertir du danger qui les menace. Madame Polar, tenant son fils par la main, sort dans la rue et passe devant des policiers qui ne bronchent pas. Cette dernière, heureusement, ne portait pas l’étoile jaune ! Elle se décide alors de se rendre à Blanc-Mesnil où se trouvent des cousins, Szyja et Bojman Furcajg et leurs cinq enfants. Quelques heures auparavant, une autre parente, Charlotte Chaftchet, était déjà venue prévenir la famille Furcajg (1) que des rafles de Juifs étaient en cours à Paris et qu’il était urgent de fuir car elle l’avait vu de ses propres yeux, cette fois ce n’était plus des hommes, célibataires ou mariés sans enfants, qui étaient emmenés mais tout le monde, femmes enceintes, vieillards, malades. Oui, tout le monde, sans distinction...

La suite nous est relatée par les témoins directs de ce drame. Marie se souvient « Ce jour-là que j’appelle « la journée des baluchons ou des « schmattes » (en yiddish : chiffons, vêtements ou péjorativement : loques) parce que ceux-ci volaient un peu partout dans la chambre, mon père voulait partir seul car il pensait que les Allemands n’arrêtaient que les hommes ! Cela était d’ailleurs faux puisque ma tante et sa fille ont été déportées le 19 juillet ! Ma mère n’était pas d’accord et des disputes s’en suivirent. Dina Polar, elle, ne s’est pas découragée et a su convaincre mon père, et pour cause, car elle avait vu comment on emmenait les femmes et les enfants au Passage du Four à Chaux qu’elle venait tout juste de quitter (parmi ces derniers, sa sœur, des neveux et nièces). A 5 heures de l’après-midi, mon père cède enfin, fait fermer les baluchons et tout le monde de remonter la rue des Champs où nous habitions, pour une destination inconnue.
Entre temps, mon père a prévenu Madame Lacour, une voisine qui habitait en face de chez nous et en qui il avait confiance, que nous partions pour la Bretagne, sans préciser d’avantage, puisque qu’il ne le savait pas lui-même ! Cette femme, qui n’était pas particulièrement sympathique envers nous, aurait assisté à la descente de police, soi-disant le lendemain même de notre départ ?
Les policiers lui auraient alors demandé où nous étions passés et aurait répondu « Cherchez bien, avec cinq enfants, ils n’ont pas pu aller bien loin ! ». C’est ce que j’ai toujours entendu après coup. Je me souviens aussi qu’il y avait une autre famille, les Saguet, d’origine bretonne, avec qui nous avions de bons rapports.. Comment, nous voyant déguerpir dans le plus grand désordre et au grand jour, se fait-il que personne n’ai signalé notre fuite aux autorités ? D’autant plus que notre quartier était peuplé de Polonais, assez endoctrinés, pour faire la différence entre un Juif et un non Juif ? Je ne sais pas quelle information mon père avait en poche mais nous sommes allés à la gare Montparnasse, ce qui était déjà un périple risqué puisque nous étions neuf personnes (les Polar compris), chargées de baluchons, ce qui ne pouvait qu’attirer l’attention. La Bretagne, nous n’en avions jamais entendu parler. La zone occupée de l’Ouest, ma mère n’avait rien contre car sa logique était « n’allons pas où tout le monde va ! », c’est- à- dire en zone libre. Sans panique et sans bousculade excessives, les gens sont montés dans le train. Séparés de nos parents, des personnes nous ont fait passer, à bout de bras, au-dessus de leurs têtes, pour les rejoindre ! La police, plus tard, faisait des contrôles d’identité mais heureusement les papiers de mon père ne portaient pas la mention « JUIF » et nous n’avons pas été inquiétés. Nous sommes descendus à Quimperlé puis repartis pour Le Faouët, dans le Morbihan ».

Juliette, qui habite aujourd’hui aux Etats-Unis, raconte « Nous avons attendu toute la journée sur la place du Marché, sans savoir où aller. Le maire est venu et mon père lui a expliqué la situation. Il nous a trouvé un logement dans un petit village, non loin de là, qui s’appelle Le Cosquéric. Cela consistait en cinq maisons à peu près. On a mis à notre disposition une pièce au sol en terre battue et nous étions extrêmement reconnaissants » Pour cette famille, une nouvelle vie commençait. M. Furcajg trouvera bientôt un emploi à Lorient auprès de l’organisation allemande « Todt ». Peut-on s’imaginer le paradoxe, un Juif polonais se jeter dans la gueule du loup nazi. C’est ce qui s’est pourtant passé et a perduré jusqu’à l’arrivée des Américains. Bricoleur, débrouillard, et habitué à faire face aux évènements, Szyja qui était auparavant ferrailleur dans la région parisienne, devient tapissier, ou plutôt le redevient, puisqu’il avait exercé cette profession en Pologne dès l’âge de 12 ans. D’après Marie, sa fille, ses patrons allemands se doutaient qu’il était juif comme l’indiquerait cette anecdote racontée par Szyja lui-même. Un jour, pris la main dans le sac au cours d’un larcin (des toiles de tapissier glissées dans son pantalon), le contremaître lui dit « Il n’y a qu’un Juif pour faire ça ! » et d’ajouter "Surtout ne recommancez pas!" Mansuétude surprenante !
Nda : six membres de la famille Furcajg furent arrêtés puis déportés : leur oncle et tante, Moszek Furcajg et Huda, née Polar, et leurs deux enfants, Marie, 14 ans et Jeti, 20 ans, épouse de Hermann Gordon, lui aussi arrêté ainsi que leur fille, Michèle, âgée de 6 mois. Aucun n’est revenu d’Auschwitz.


L’organisation Todt. Un monde à part

Quelques informations sur cette organisation permettront de mieux cerner certains problèmes de l’époque qui, aujourd’hui, pourraient sembler incompréhensibles. C’est l’ingénieur allemand Fritz Todt, membre du parti nazi depuis 1922, qui va donner son nom à une énorme et puissante organisation destinée au départ à la construction des premiers autoroutes du Reich mais ce n’est qu’en 1938 que cet organisme prendra son essor avec la réalisation du « Westwall », la fameuse « Ligne Siegfried », l’équivalent de notre Ligne Maginot, lignes toutes deux d’ailleurs aussi inutiles, et dépassées par les stratégies de la guerre moderne. La priorité sera donnée aux travaux de fortification militaire dès 1940 aux dépens des travaux de type civil.

En 1941, le commandement allemand décide de construire une base sous-marine près de Lorient (la plus importante de la côte atlantique) qui s’intégrera dans un vaste dispositif de fortifications plus connu sous le nom de Mur de l’Atlantique ou « Atlantikwall ». D’autre part deux aérodromes militaires seront construits : à Lann Bihoué, à côté de Lorient et à Meucon (où sera basée une escadrille d’élite redoutable, le Kampfgeschwader 100, spécialisée dans l’allumage d’incendies servant de repères visuels aux bombardiers qui lui succèdent).
Pour réaliser ce gigantesque plan, l’Organisation Todt va devoir recruter un nombre élevé d’ouvriers, spécialistes ou simples manoeuvres. Les statistiques officielles indiquent entre 15 000 et 28 500 personnes dont plus de la moitié d’origine étrangère. Outre les Allemands qui représentent environ 15% de l’effectif total, on trouve des Espagnols, principalement des réfugiés de la guerre civile qui sont arrivés dans le Morbihan dès 1939 (on notera à ce sujet que dès cette époque, l’administration française ordonnera l’apposition sur les récépissés de leurs cartes d’identité, les mentions « Réfugiés espagnols » en gros caractères à l’encre rouge ; ce qui ne manque pas d’évoquer pour certains de très mauvais souvenirs) Hollandais, Belges, Luxembourgeois, Tchécoslovaques, Italiens, Portugais, Roumains, etc. sans parler des ressortissants de colonies françaises : nord-africains, indochinois, etc. Cette population ne s’intégrera pas vraiment dans la société morbihannaise puisque la plus grande partie sera volontairement cantonnée dans des camps spécialement organisés à cet effet, surtout dans la région de Lorient, Ploemeur ou Hennebont. Celui du camp « Franco », à Hennebont, sert également à trier les nouveaux ouvriers et à les répartir dans la région selon les besoins de la Todt. Il servira également de lieu de détention pour les réfractaires au STO (Service du Travail Obligatoire).
Parmi les nombreux paradoxes de cette situation, on apprend que la Todt, soucieuse de garder ses ouvriers, créera de vastes abris bétonnés destinés à les protéger des bombardements alliés qui vont s’intensifier au cours des années tandis que la population civile locale, elle, doit se contenter le plus souvent des simples caves disponibles sur place. Les bouleversements socio-économiques provoqués par l’installation de la Todt sont d’une ampleur incroyable comme le marché noir de denrées alimentaires à grande échelle et les salaires très élevés (avec une prime d’indemnité de séparation et une, dite de « bombardement ») Ceux-ci, attirant bien naturellement les ouvriers de la région et bien au-delà, perturbent fortement le marché du travail local.

Les entreprises morbihannaises qui ne travaillent pas pour les Allemands, déjà lésées par la situation de pénurie, ne trouvent plus de personnel ou très difficilement et certaines d’entre elles disparaîtront purement et simplement Il en sera de même pour l’administration qui s’en plaint. Un curé de la région constate avec effroi que les naissances illégitimes sont de plus en plus nombreuses et que la prostitution devient courante. Comme nous l’a déclaré un témoin de l’époque, les Morbihannais n’avaient guère le choix : travailler pour les Allemands ou « crever de faim » ! D’ailleurs ces travailleurs susciteront beaucoup de jalousies et de polémiques, non seulement durant l’Occupation, mais aussi au lendemain de la Libération. Certains seront même accusés de collaboration avec l’ennemi.

***

M. Furcajg revient à la maison à bicyclette assez irrégulièrement. La famille, acceptée par les villageois, connue comme « les Polonais » ou «les Parisiens »,  n’ont probablement aucune idée de leur origine juive. D’ailleurs, le saurait-il, qu’ils ne réagiraient guère autrement ! L’antisémitisme qui contamine de larges couches de la population française, ne peut guère opérer efficacement dans les campagnes reculées car les messages de haine raciale n’étaient diffusés qu’à travers la presse écrite. Les journaux ne touchaient pas l’ensemble de la population et la radio étant inaccessible pour la plupart des ruraux, pour des raisons économiques (au contraire de l’Allemagne où les Nazis, misant sur cet efficace moyen de propagande, en avaient distribuées massivement, à un prix dérisoire). Dans le Morbihan, les Juifs, dans le pire des cas, sont considérés comme de simples « étrangers » et la guerre en a déjà tant amené !

Ils entretiennent d’excellents rapports avec leur voisine, une veuve, Madame Perrin, qui ne manque pas de les inviter souvent pour la veillée, tradition paysanne bien ancrée où tout le monde se réunit le soir et discute à la lumière chiche d’une lampe à pétrole ou de bougies ou encore, le plus souvent, à celle du feu dans l’âtre ; l' électricité n’ayant pas encore touché la quasi-totalité des campagnes du Morbihan. Pour les enfants une certaine routine s’est installée, non sans agréments. Ils vont à l’école et  partagent les jeux de leurs camarades. Rentrés à la maison, c’est alors l’exploration passionnante de la campagne environnante.

Marie, âgée à l’époque de 6 ans, se remémore quelques détails « Ma vie à Cosquéric entre 42 et 44, était celle d’une gamine qui n’avait peur de rien et qui, par chance, n’avait eu à affronter aucun danger réel. J’étais une enfant cachée qui ne se cachait pas et j’avais deux frères et deux sœurs qui ne se cachaient pas non plus ! Nous disposions d’un espace sans limites. Le lieu-dit comprenait quelques masures autour d’une cour commune, pas de clôtures, pas de barrières. Deux ans, les pieds nus dans des sabots et vêtue de hardes, libre de vagabonder dans la lande. Pas d’eau courante, pas de sanitaire, pas d’électricité. Des fermes, des champs, la lande à perte de vue, juste un sentier menant au Faouët. La petite école à quelques deux kilomètres de là, nous a reçus et nous a enseignés ce que tous les petits Bretons recevaient de l’école primaire. Ma sœur Hélène, l’aînée, y a passé à 13 ans le certificat d’études tandis que nous, les plus jeunes, apprenions les rudiments de lecture,d’écriture et de calcul..

Nous vivions dans une grande insouciance car personne ne nous mettait en garde : la guerre faisait autour de nous de nombreuses victimes et nous ne le savions pas. Pourtant cela se passait à quelques kilomètres d"e là. Mon frère Marcel m’a raconté que les paysans du coin avaient été sidérés de le voir manier avec dextérité la fourche pour déblayer, tout seul, un tas de fumier et il n’avait que 9 ans ! Parfois, il y avait des soirées  clandestines Je me souviens d’une soirée dans une grange au toit détruit où une séance de cinéma était organisée. Un film très triste : lequel ? »

Hélène, un peu plus âgée, a d’autres souvenirs qu’elle nous livre dans son journal écrit plus de 60 ans plus tard « Nous allons chercher l’eau au puits. Les gens d’ici nous prennent en sympathie « Des réfugiés parisiens, avec tous ces bombardements et puis on crève de faim à Paris ! » Le fait est qu’ici, lorsqu’on n’a plus de tickets, il y a toujours du pain de seigle qui est délicieux. Dès notre arrivée, Marcel et moi, nous nous proposons pour aider aux travaux des champs et des bêtes. Garder les vaches, les moutons, s’occuper de la basse-cour, biner les betteraves, arracher les pommes de terre. Le premier travail était de retourner les foins. Quelle odeur ! puis les récoltes de blé ou du seigle. Une grappe humaine suivait la batteuse d’une ferme à l’autre. Cela pouvait nous mener très loin de chez nous. Chacun travaillait selon ses capacités et se rendait utile.

C’était la fête, on chantait en français ou en breton, j’ai appris un peu de breton et on riait beaucoup ! En septembre, c’est la cueillette des pommes pour faire le cidre. Le tombereau plein à ras bord, assis les jambes pendantes, nous faisions la route en chantant. Je suis allée à l’école St-Jean, une grande bâtisse moderne, carrée, isolée au milieu de la campagne, à deux kilomètres de chez nous. Je suis reçue directement dans la salle où le maître, M. Mallardé, est en train de faire la classe. Il y a deux rangées : d’un côté les cours moyens de première année et de l’autre, ceux de deuxième année. Son épouse avait le même travail dans la classe voisine avec les plus petits et une fois par semaine, nous les filles, allions la rejoindre pour l’enseignement ménager ».

Son intégration se fait lentement mais sûrement. « Je fais mes devoirs sur le chein du retour, installées sur les rochers ronds qui sortent de terre. Quand il pleut, je me réfugie dans une grange. Sur les talus, je trouve des girolles et des cèpes en automne. Au printemps, je cours après les papillons et en été, j’évite les vipères en tapant dans les herbes avec mon bâton. Au bout de six mois, je suis devenue la première de la classe. Antoinette ne m’en veut pas : je suis son « œuvre » !

Les « Parisiens » sont bien acceptés par les villageois qui ne leur posent pas de questions, car ils voient en eux des gens simples et modestes. On les invite souvent aux fêtes locales. Les Furcajg participent ainsi aux réjouissances de la Saint-Jean et Hélène se remémore l’événement « J’ai vu une seule fois un curé au village. C’était le jour de la Saint-Jean. On avait allumé un grand feu et les gens devaient sauter par dessus mais auparavant il avait organisé une grande ronde. Les gens se donnaient la main et il les obligeait à s’agenouiller. Tout le monde ne s’y prêtait pas avec la même complaisance ! Sur la route que nous appelions « nationale », il y avait, pas très loin, un café avec une grande salle pour les banquets. Il y avait souvent des mariages. Cela faisait dans les deux cents personnes et ça durait deux ou trois jours et tout le monde y était convié. Mon père m’y emmenait parfois ou alors j’y allais toute seule » (1)

les réjouissances populaires comme les bals étaient alors strictement interdites et la maréchaussée effectuait régulièrement des descentes, saisissant à l’occasion tous les instruments de musique et distribuant des amendes. On ne badinait pas avec la « morosité d’Etat » obligatoire, une forme de repentance à l’échelle de la nation entière ou d’expiation d’un péché collectif, celui de la défaite de 1940 La guerre est présente mais ses échos parviennent considérablement atténués à ce petit village perdu. Marie nous confie aujourd’hui « au milieu de la tourmente, nous vivions à l’école comme si de rien n’était, sans être jamais troublés, nous les enfants. ». Privilège des enfants qui ne peuvent saisir la gravité des évènements en cours. Pourtant le danger était présent partout ! Au Faouët, proche, on pouvait rencontrer des sympathisants du Parti National Breton dont les idées n’étaient guère favorables aux étrangers, et encore moins aux Juifs, mais aussi des patriotes courageux, comme ceux qui, lors du 14 juillet 41, hissent un drapeau tricolore au sommet du mât que les Allemands ont dressé pour recevoir celui du Reich. Les rafles pour trouver des « volontaires » pour le travail obligatoire s’intensifient, semant un courant de panique chez les plus jeunes, d’où de fréquents départs pour les maquis, qui voient ainsi leurs effectifs se renforcer. La Résistance qui devient de plus en plus active : sabotages de lignes téléphoniques et électriques, etc.  L’historien Roger Leroux écrit « Une cour martiale créée au Faouët, au cœur d’une région où les maquis manifestent une particulière activité, statuera à partir du 21 juin 44 sur le sort de la plupart des résistants capturés dans le nord-ouest du département. Du 23 juin au 2 août, elle va condamner à mort plus de soixante patriotes et en envoyer une vingtaine d’autres en déportation.. » Les Nazis n’hésitent pas à exécuter de simples civils comme ces seize réfractaires au STO, français et belges.

Durant tout leur séjour qui durera près de deux longues années, les Furcajg ne verront jamais d’Allemands sauf puisqu’un jour, les enfants se précipitent en criant « Vite, cachons-nous, un Allemand arrive ! Ce n’était qu’un militaire en goguette, reparti tout aussi vite qu’il est apparu !

Le temps passe dans une quasi-quiétude, si ce n'est  l'abgoisse qui étreint la fa!mille lorsque le père tarde à rentrer car là-bas à Lorien il y a des bombardements de plus en plus fréquents. Marie se souvient de l’un d’eux. Tout le village était sorti pour voir l’embrasement du ciel au-dessus de Lorient, à plus de 40 km de là.

 Hélène a passé avec succès son certificat d’études et en tire une grande fierté; Elle se voit déjà continuer ses études, ce à quoi s'oppose son père en ces temps troublés. Hélène se verra envoyée au loin, travailler dans une ferme, moyennant le gîte et le couvert. Dure expérience pour une adolescente confrontée aux dures réalités.

Dina Polar et son fils Maurice, arrivés avec eux au Cosqueric, partagent l’espace exigu du logement : neuf personnes dans une unique pièce. La cohabitation devenant impossible, Dina et son fils retourneront au Faouët et obtiendront un logement. Dina s'engagera comme femme de ménage. Un jour, la catastrophe sera évitée de justesse. Suite à l’exécution d’un collaborateur par la résistance (1) la police fait une descente à leur domicile et effectue une fouille rapide. Heureusement, on ne leur demandera pas leurs papiers d’identité, ce qui aurait été un désastre car ceux-ci portaient la mention « Juif » ! Les documents, trop révélateurs, avaient été simplement dissimulés en haut d’une armoire.

Quelque temps plus tard, les Polar vont à nouveau provoquer le destin en allant à Paris, pour y chercher des affaires à leur ancien domicile, passage du Four-à-Chaux. Tout juste arrivés dans la loge de la concierge, on entend frapper à la porte. C’est la police qui vient « ramasser » d’éventuels Juifs pour compléter le quota requis pour la prochaine déportation. Entre temps la concierge a poussé les Polar dans sa chambre. Les agents lui demandent alors si il restait des Juifs dans l’immeuble, et sur sa réponse négative, repartent, bredouilles.


En ces temps de pénurie où le moindre vêtement devient un véritable luxe, on peut comprendre les motivations de ces personnes mais de là à risquer leur vie ! C’est pourtant l’une des réalités d’une époque que la plupart d’entre nous n’ont pas connue. Madame Furcajg et sa fille Marie, feront de même. Marie relate avec concision l’événement « Nous n’avions plus rien à nous mettre, je pense, et ma mère est allée (avec moi) à notre maison de Blanc-Mesnil pour y chercher des vêtements. Elle qui avait peur de tout, ce voyage était certainement cauchemardesque. Je ne me souviens que de la traversée de Lorient où je balançais un petit seau et faisais des sourires à une patrouille allemande qui nous croisait. Ma mère n’avait pas cousu la fameuse étoile jaune. D’ailleurs, elle n’aimait pas coudre ! » Voyage mémorable qui finira bien. Petit miracle s’ajoutant aux autres.

La famille Furcajg verra la Libération arriver avec soulagement et joie, sentiments partagés par tous leurs voisins. Selon Juliette, son père au moment de la Libération aurait été menacé d’être fusillé dans un barrage de résistants qui le considéraient  comme un collaborateur .Arès une périlleuse confrontation , un résident de cosquéric l'ayant  reconnu est intervenu "laissez-le passer, il est père de cinq enfants". Le temps des vengeances, souvent personnelles et parfois injustifiées, allait débuter mais ceci est une autre histoire.


Marie écrit « Un jour, mon père a loué une charrette, nous avons chargé ce que nous possédions et nous sommes partis. Je ne sais pas à quelle date mais en tous cas Paris était libéré lorsque nous y sommes arrivés. Là, nous avons été hébergés avenue Secrétan où tous les réfugiés affluaient. Mon frère m’a dit récemment qu’il avait pris conscience de ce qui s’était passé en notre absence, en découvrant les grabataires qui occupaient le même dortoir que nous. En plus, le choc de voir la vitrine du photographe d’à côté, toute tapissée de photos représentant des déportés cadavériques aux yeux hagards, dans leurs vêtements rayés..» La vie « normale » allait enfin reprendre ses droits..

 

 

 

 

     

 

A propos de la pérode d'Occupation allemande,  lire sur le blog mes textes : 

- Berek et Rivka 30/4/2010

« Une famille à l’abri des tempêtes» 01/05/2010

« Un père en question » 09/05/2010

 « Une enfance heureuse » 15/05/2010

 « soldat de la Wehrmacht » 28/05/2010

« Une visite qui s’est fait attendre ».06/06/2010

"Un enfant dans la tourmente 09/06/2010

 « on préférait les étrangers » 19/06/2010

 « « Plaque du souvenir » 16/08/2010

 « Mon père, l’antihéros » 26./08/2010

"Le mur des Noms" 27/08/10

 

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histoires d'hier et d'aujourd'hui
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