Chez le photographe

Un couple de jeunes mariés pose chez le photographe, devant un décor champêtre  peint sur le mur : une barrière, des arbres, des bosquets. L’homme derrière la femme, très proche, presque tête contre tête. Légèrement penché, attitude protectrice. De sa main droite, il enserre le bras , de sa compagne, au niveau du coude.  Ils se tiennent de trois quart, mais regardent l’objectif bien en face. Le monsieur est cravaté, costume sobre, de bonne coupe, éclairé d’un col blanc. Les cheveux peigné en arrière laissent le front et les oreilles dégagés. Les lèvres sinueuses esquissent un très léger sourire. La veste longue le fait paraître de petite taille, alors qu’il dépasse sa partenaire d’une tête. Les pieds chaussés de souliers élégants sont écartés. Le corps est détendu, la pose naturelle. La jeune mariée porte une robe blanche, travaillée dans un tissu fluide, montée taille basse, style « charleston ». La jupe tombe en plis souples sur les genoux.  Le bord est festonné et brodé jusqu’au milieu de sa longueur , sur tout le pourtour. Le corsage, sans manche et sans col, flotte autour du torse , effaçant seins, taille et hanches, pour retomber mollement sur la jupe.  Seul bijou, un collier à deux rangs. Une rangée de perles ras du coup, l’autre rangée en sautoir descend jusqu’à la taille.  Les cheveux courts ondulent autour du visage. Une frange couvre la moitié du front. Les traits sont beaux, harmonieux,. La main gauche disparaît sous un bouquet de fleurs blanches. La jambe galbée, dans des bas couleur chair. Un pied s‘avance, avec la grâce d’une danseuse, faisant ressortir la finesse de la cheville. L’autre pied, en retrait, ne laisse voir que le bout d'une chaussure très fine, de teinte claire.

Menton rentré, ferme et droit, lèvres entre-ouvertes, attitude d’une femme sûre d’elle, de son charme et de sa beauté, bien dans l'esprit des années vingt.

L’art du photographe a réalisé ce miracle !

La femme au bouquet , une des ces femmes dites « des années folles », ces femmes, même les plus sages qui ne dansaient pas le "charleston" choisissent de faire couper leurs cheveux à la « garçonne », de s’habiller dans le style moderne, de vivre à l’aise dans leur corps, de s’émanciper. Cette femme est ma mère,  le temps d'une photo.

Jeunes mariés, mon père et ma mère ont quitté la Pologne fin des années vingt. Sans moyens, ils, sont venus habiter Aubervilliers dans un logement misérable. Il y a eu cinq enfants dont le dernier accouché en janvier 1940 sans aide médical, d'où sont corps déformé.Il y a eu la fuite en Bretagne devant les rafles, il y a eu l'exiguïté d'une chaumière, la recherche quotidienne de nourriture pour sept personnes, pendant l'Occupation, il y a eu le retour sur Paris dans un maison dévastée, la perte de sa famille restée à Varsovie entièrement détruite.

Après la guerre la jeune femme de la photo est une personne anéantie, ne trouvant d’aide ni dans son mari, ni dans ses enfants. Seule, livrée à elle-même, dans une société incompréhensible pour elle, ne trouvant sa place nulle part. Ses désirs, ses ambitions, sa volonté d’émancipation, rien de tout cela n’a jamais abouti. Elle ne fut résignée à son sort que le jour où elle perdit la vue à cause d’une diabète mal soigné.

Elle déclina d’années en années. Sa vie était entre les mains d'un homme, mon père, qui n'a cessé d' affirmer s’être sacrifié pour elle jusqu’au jour de sa mort , le 23 septembre 1972. Elle avait 69 ans.