Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
histoires d'hier et d'aujourd'hui
29 mai 2010

Un petit démon

C’est la sortie de l’école. Ah ! voilà Kévine. Il est coiffé d’un curieux chapeau pointu à oreillettes. Il m’a vue de loin, s’approche mais ne répond pas à mon « bonjour !», s’élance comme une flèche, traverse la chaussée sans se soucier de la circulation, fonce tête baissée le long du trottoir, interpelle ses camarades de l’autre côté de la rue, heurte les bambins qu’il rencontre sur sa trajectoire, s’accroche à leurs bras , se pend à leur cou, bouscule les adultes, le nez à la hauteur de leur postérieur, se cogne aux poteaux électriques avec bonheur en riant aux éclats. Kévine ne pose pas un objet. Il le jette, l’abat, l’assène à grand fracas. Il jubile quand je me précipite les deux mains en avant pour rattraper le vase qui bascule sur son socle. Kévine est un petit bonhomme d’un mètre quinze. Il a le visage plat, plus large que haut, la bouche édentée, les cheveux coupés ras. Nu, il est tout mince, presque maigre; habillé, dans son anorak aux larges épaules et le pantalon flottant, il fait étoffé, trapu, un gnome. Il ne lui a pas échappé que son père me paie, alors le Seigneur c'est lui,  l’esclave c’est moi. Je dois me soumettre à son bon plaisir. Nous engageons une partie de dada, il faut qu’il gagne toujours. Si mes chevaux avancent plus vite que les siens, il lance alors les dés à travers la pièce et revient invariablement avec un six. Vouloir lui expliquer les règles du jeu : peine perdue, s’attendre à ce qu’il accueille quelque suggestion : ridicule, proposer un échange d’idées : inutile, espérer une ébauche de complicité : décevant. Je m’absorbe dans le journal, vissée sur ma chaise, sourde à ses sollicitations. Il n’insiste pas, s’approprie l’espace entre le lampadaire et le divan. Là, s’ouvre pour lui un univers riche en événements, toujours catastrophiques, un monde âpre dont il est le centre, pleins d’embûches,  peuplé de créatures belliqueuses. Je l’entends marmonner des discours incompréhensibles, hurler à pleine voix des invectives, rugir en crescendo des grossièretés les plus inconvenantes. Il gesticule, s’éreinte en luttes violentes, pour se jeter ensuite à terre ou se laisser tomber sur le divan comme anéanti. Sort-il ses petites voitures ? A peine les a-t-il alignées qu’elles se  télescopent brutalement, pas assez à son gré. Il faut faire plus fort, alors il les jette à toute volée sur le sol, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce que la carrosserie se démantèle et que les morceaux s’éparpillent de tous les côtés. Sur la terrasse, il monte sur son tracteur, s’élance, se jette à toute vitesse sur la rambarde, le choc est terrible. Il est content. J’assiste à cette performance, assise sur le banc et transis de froid. Il me prend à témoin, il m’explique, me fait une démonstration  :  « Regarde ! regarde ! t’as vu  comment les roues se sont décollées du sol ?  ». Il a soif, il saisit la bouteille d’eau minérale, boit au goulot. Il fait la sourde oreille à toute injonction : prendre un  verre, se laver les mains,  faire moins de bruit, s’exercer à l’écriture sur son cahier de devoirs. Je le réprimande,  il n’entend pas, ne me voit pas. Il lève rarement les yeux sur moi.  Lorsque enfin je rencontre son regard, je m’étonne de la beauté de ses yeux gris/bleus, en amande, bordés de cils bruns. Si je réussis à maintenir son regard sous le mien, happé par surprise, je peux y lire en un éclair,  du défi, de la provocation, peut-être de la ruse.  Je ne cherche pas à attirer sa sympathie ; je lui parle avec rudesse, sans ménagement, seulement pour l’essentiel. Il y a bien, de temps en temps,  quelques  « s’il-te-plaît », sur le ton d’une prière, surtout lorsque la demande est hors de question. Le plus souvent, il hurle mon nom, j’accours, craignant une chute, quelque accident. Non ! rien de grave, c’est qu’il n’arrive pas à attraper la boite de bonbons, placée haut sur une étagère.

Je l’ai surpris un soir enfermé dans la salle de bains dans un rôle moins glorieux : attaché avec son écharpe à un pied de table, il gisait, prostré sur le carrelage.  Je me suis demandé dans quel  fantasme morbide son imagination l’avait plongé, lui le héros : un chevalier d’antan enchaîné dans quelque sombre oubliette d’un sinistre château ? La scène m’a laissée songeuse.

Publicité
Publicité
Commentaires
histoires d'hier et d'aujourd'hui
  • Textes lus, choses vues, évènements vécus. Courtes fictions. Poésies table des Titres n°1 - 30 mai 2011. table des Titres N°2 au 19/2/2013 table des titres n°3 - 27 février 2014 table des titres n°4 - 21 janvier 2015
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Publicité