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histoires d'hier et d'aujourd'hui
12 juin 2010

Ma cousine Emilie

piano

 

Il m'a été donné de rencontrer ma cousine Emilie trois fois au cours de mon existence.  La première fois, c'était fin 45. Je revenais d'Allemagne où j'avais été fait prisonnier. A Paris, je n'avais retrouvé personne de mes parents et amis. Je me suis souvenu  que j’avais une  tante qui habitait en lointaine banlieue. Je fis le voyage jusqu'à Blanc-Mesnil. La maison, plutôt une baraque en parpaing, se trouvait rue des Champs, au numéro 37. Je poussai la porte donnant sur la rue. La cour était encombrée de ferrailles; le mari de ma tante récupérait métaux, chiffons et vieux papiers. Un garçon d'une dizaine d'années vint à ma rencontre. Je lui demandai où était sa mère sans expliquer qui j'étais.

-  Au marché d'Aubervilliers à vendre des schmattes(1)" .

- Et  ton père.

- En prison" dit-il  en rougissant/

Je n'insistai pas.

 

Il régnait dans ce lieu un désordre absolu, ce qui me précipita dans une profonde détresse. Je restais immobile à regarder autour de moi. Rien, ici, ne pouvait m'aider à reprendre une vie normale, après cinq ans d'internement..

 

Quelqu'un tapait sur un piano. Deux autres jeunes enfants s'étaient joints au grand. Je demandais qui jouait là. "C'est Emilie" -dit le petit- elle fait ses gammes."  Les enfants m'entraînèrent dans la maison, quatre pièces en enfilade. Celle qui donnait sur rue, les enfants l’appelaient  :" la boutique". Elle était, en effet, encombrée d'un bric-à-brac supposé être de la marchandise. L'espace était en grande partie occupé par un piano d'une fabrication très ancienne. Une petite fille, perchée sur une chaise sur laquelle elle avait plié quelques vêtements pour se rehausser, s'appliquait à l'étude. Elle y mettait ni cœur, ni  âme. Elle exécutait sa musique comme un exercice, pressée sans doute d'aller jouer. Le comique de la scène m'arracha un large et franc sourire,  presque un rire. Une pichenette au malheur comme seuls les enfants savent le faire, même dans les situations les plus tragiques....

 

Je quittais la maison sans me présenter comme leur cousin,  plus pessimiste sur  le sort de ces enfants que du mien. 

 

Une quinzaine  d'années plus tard, je revis ma cousine Emilie.  Après la visite dans la famille de ma tante, j'avais vite fait de quitter l'Europe pour  la Rhodésie, où j'avais retrouvé de la famille. L'Europe me manquait. Dans les années soixante, j'entrepris une tournée de quelques capitales. Je savais qu'Emilie séjournait à Vienne. Elle occupait un logement de fonction fourni par son employeur, officiellement un bureau de traductions. En fait un Centre de propagande communiste, financé par Moscou. . Elle y faisait des travaux de dactylo. En dehors de son travail, elle étudiait l'allemand, lisait Simone de Beauvoir et varappait le dimanche avec les garçons des "Amis de la Nature". Je décidais de rester à Vienne plus de temps que prévu et accompagnais souvent Emilie dans ses excusions.

escalade_site.

 

Elle s'était mise en tête d'escalader une des voies du Rax, un plateau impressionant, non loin de Vienne. Nous choisîmes une voie qui nous semblait accessible sur le topo et décidâmes de nous lancer…. Munis d'une corde et de quelques mousquetons. J'étais moi-même passionné d'escalade mais n'avais qu'une petite expérience, aussi je me rendis rapidement compte que nous nous étions lancés dans une folle entreprise. Il était trop tard pour reculer. Nous avions progressé dans une cheminée, haute de plus de cent mètres, dans laquelle nous étions assez à l'aise. Ensuite, il y avait un petit plat pour nous reposer. La deuxième étape était un énorme caillou, en surplomp sur le vide au sommet duquel était planté un piton. Il me paraissait hors d'atteinte, mais je tentai quand même la manœuvre qui consistait à y glisser un mousqueton. Le bras tendu au maximum, je rate mon coupe et dévisse. Je me balance dans le vide, surpris de ne pas être précipité de la falaise. Je réussis à me rétablir sur le plat où Emilie tenait la corde serrée contre son torse. Elle n'était pas fixée à la paroi car  il n'y avait pas de piton à cet endroit là. C'était clair que la voie n'était pas fréquentée du tout et à peine équipée. Consciente du péril où elle me voyait,  Emilie s'était coincée dans un trou de la falaise pour m'assurer, tenant la corde très serrée. Après cet incident, nous fîmes une pose. Complètement détendue,   elle sortit de son sac une cuisse de poulet qu'elle grignotait tranquillement, alors que je n'arrivais pas à me remttre de l'émotion d'avoir frôlé la catastrophe. Têtue, elle voulut tenter elle-même le piton. Ce fut un échec, elle avait plus de vingt centimètres de moins que moi. J'étais soulagé de ne pas grimper plus haut. A ce point de l'ascension, il était encore possible de redescendre par la cheminée. Nous y lassâmes tous nos mousquetons, mais le principal fut de se retrouver sur la terre ferme, avec un grand bonheur!!

 

Le lendemain, je quittais Vienne pour Paris.

 

Je retournais en France, au début des années soixante-dix. Je devais rencontrer un ancien prisonnier de guerre avec lequel j'étais resté en relation. Il habitait Aubervilliers, pas très loin de chez Emilie. C'était pratique pour moi de descendre chez elle. En France, les bouleversements de 68 étaient encore proches. Emilie était toute acquise aux idées libertaires. Un va-et-vient incessant de gens traversait l'appartement. Des artistes sans talent sniffaient de la cocaïne pour se donner de l'inspiration. Ses frères et sœurs ne la fréquentaient plus.  Son fils était souvent chez ses grands-parents. Emilie, rien ne semblait la troubler, rien ne la dérangeait. Elle lisait Reich et se réclamait d'Herbert Marcuse, et prétendait avoir tout compris de sa philosophie sans même l'avoir lue. Elle portait de longues robes de coton bariolé importées d'Inde et s'était initiée à la méditation lors d'un séjour à Katmandou.

 

peace_and_love

Elle fréquentait de groupes de décharges émotionnels,  car disait-elle les émotions négatives entravent  l'épanouissement auquel tout être humain a droit et nuisent à la santé. Nous avons passé quelques soirées ensemble mais, débarqué d'Afrique, je ne comprenais rien à ce style de vie. En Rhodésie, nous en étions encore au régime colonialiste, qu'elle condamnait farouchement. Nous avions des serviteurs africains et n'étions pas disposés à nous remettre en question. Pour moi, Emilie était un être déracinée ; elle se cherchait une famille de rechange. Pour ses parents et pour ses frères, elle était une enigme...

 

A cette époque, une frénésie nationaliste s'était emparée des pays africains et notamment de la Rhodésie. Nous n'étions plus en sécurité. Nous nous sommes installés en Afrique du Sud. Dans les années 8O, Je reçus une lettre d'Emilie. Elle avait entrepris de dresser un arbre généalogique et me demandait le prénom et l'âge de mes enfants et de mes petits enfants.  Je compris qu'Emilie désirait se rattacher à ses racines familiales.

 

Rien ne m'étonnait chez ma cousine Emilie, ou plutôt tout m'étonnait d'elle. Je l'avais peu connue, c'est vrai mais je restais frappé, par son sang-froid, son goût du risque qui la poussait à fréquenter les milieux les plus divers, à se lancer dans des virées périlleuses, sa curiosité intellectuelle, enfin tout ce qui faisait d'elle une personne exceptionnelle.

 

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(1) chiffons en Iddish

 

 

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